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Le Suicidé

© Juliette Parisot

Texte Nicolaï Erdman, traduction André Markowicz – mise en scène Jean Bellorini – à la MC 93 Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, à Bobigny.

Après le grand succès remporté par sa première pièce, Le Mandat, mise en scène à Moscou par Vsevolod Meyerhold en 1925 et jouée dans toute l’Union soviétique – elle ne sera toutefois éditée qu’en 1987 au moment de la perestroïka – Nicolaï Erdman (1900-1970) est arrêté et exilé, contraint à la relégation à partir de 1933, pour avoir écrit un poème caustique envers Staline. Autorisé à revenir à Moscou en 1949, il côtoie l’écrivain Boulgakov, le compositeur Chostakovitch, l’acteur et metteur en scène Iouri Lioubimov, fondateur du Théâtre de la Taganka, et bien d’autres. II écrit de nombreux scénarios y compris pour des films primés à l’étranger mais sa seconde pièce, Le Suicidé, ne sera jamais jouée en URSS de son vivant. Après plusieurs tentatives, Lioubimov ne réussira à la monter qu’en 1990, après différentes tentatives, dont une en 1965 puis en 1982.

© Juliette Parisot

En se plongeant dans la première pièce de Nicolaï Erdman qu’il met en scène, Meyerhold avait repéré le talent particulier de l’auteur et écrivait : « Je considère que la ligne fondamentale de la dramaturgie russe Gogol-Soukovo-Kobyline trouve son prolongement brillant dans la pièce de Nicolaï Erdman, Le Mandat, qui ouvre une voie solide et sûre pour la création de la comédie soviétique. [1]» Si Le Mandat traite de l’imposture au pouvoir, Le Suicidé traite, de façon excentrique, de faux-semblants et de l’imposture au suicide, le texte sera jugé dangereux.

Nous sommes à la fin des années 1920, dans un immeuble communautaire où Sémione Sémionovitch Podsékalnikov, homme ordinaire et chômeur, est pris en pleine nuit d’une grande fringale qu’il essaie d’étancher en se souvenant des restes d’un saucisson de foie entamé à midi. Il réveille Maria Loukianovna, sa femme, qui, épuisée, a du mal à émerger et qui finit par lui apporter les restes du saucisson avec du pain, mais Sémione Sémionovitch décline sa proposition de tartinage et la situation dégénère : « Alors, quoi, je dois crever, d’après toi ? Crever ?  C’est ça ? Oui, Maria dis-le moi franchement : qu’est-ce que tu veux avoir ? C’est mon dernier soupir que tu veux avoir ? Eh bien, tu vas l’avoir, sûr. » Entendant du bruit, apparaît la mère de Maria pour demander des comptes, jusqu’au constat que font les deux femmes de la disparition soudaine de Sémione Sémionovitch. Maria Loukianovna est aux abois, imaginant, en référence à leur conversation, qu’il pourrait se suicider. Elle se tourne vers l’icône et remet son destin dans les mains des mères de Dieu. Puis l’information fait boule de neige et les gens se regroupent, Alexandre Pétrovitch et Margarita Ivanovna d’abord, chacun y allant de son couplet, avant que ne soit ramené sur le devant de la scène le disparu, comme un animal traqué. S’ensuit une série de quiproquos dans une galerie de portraits où s’entremêlent divers personnages, chacun cherchant à tirer profit du geste supposé du futur suicidé. Certaines scènes sont savoureuses comme celle où Sémione Sémionovitch téléphone au Kremlin en direct : « Tout se tait quand un colosse parle à un autre colosse. Donnez-moi le Kremlin. N’ayez pas peur, mademoiselle, donnez-moi le Kremlin. Qui est à l’appareil ? Le Kremlin ? Ici Podsékalnikov, Pod-sé-kal-ni-kov. Un individu, un in-di-vi-du. Appelez-moi quelqu’un, je sais pas, le plus haut placé. Vous avez pas ça chez vous ? Bon, alors transmettez-lui de ma part que j’ai lu Marx, et que, Marx, il m’a pas plus. Chut ! Ne coupez pas… » Sémione Sémionovitch se délecte dans le quiproquo et cultive sa peur jusqu’à entrevoir sa gloire posthume.

© Juliette Parisot

La farce est féroce et grinçante, comique et grotesque – on est proche de l’esprit de Nicolas Gogol – et le vaudeville ouvre sur une véritable satire sociale. Jean Bellorini avait monté la pièce avec le Berliner Ensemble en 2016 et la remet en scène avec la troupe du Théâtre National Populaire, dans un esprit cabaret. Une quinzaine de comédiens défilent, interprétant des personnages archétypes entre autres un diacre, un écrivain raté, une vieille femme, un boucher, deux serveurs, un chœur tsigane, une couturière. Les musiciens (cuivre, accordéon et percussions) donnent du rythme. Humour et insolence s’affichent au générique des personnages qu’on retient dans les  scènes les plus spectaculaires comme celle, musicale, du banquet ou celle du cercueil précédant la réapparition de Sémione Sémionovitch, toujours aussi affamé. La caricature pourtant n’est jamais loin et on peut dire que les idéaux brisés de la Révolution de 1917 – évoqués notamment dans les films d’Eisenstein – ne sont pas loin de la Russie et du totalitarisme de Poutine. Et Sémione Sémionovitch s’exprimant devant sa tombe, garde la tête froide : « Camarades, je veux manger. Mais, plus encore, je veux vivre… N’importe comment, mais vivre. Quand on coupe la tête à un poulet, il continue de courir dans la cour la tête coupée, même comme un poulet, même la tête coupée, mais vivre. Camarades, je ne veux pas mourir : ni pour vous, ni pour eux, ni pour une classe, ni pour l’humanité, ni pour Maria Loukianovna. » « À l’issue du Suicidé, le spectateur doit parler aux étoiles, qui ne le regardent même pas » écrit André Markowicz, qui signe la traduction.

Jean-Pierre Vincent avait monté la pièce en 1984 avec les acteurs de la Comédie Française. Jean Bellorini aujourd’hui, en tant que directeur du Théâtre National Populaire de Villeurbanne est un autre défenseur de l’esprit de troupe. Le théâtre russe l’intéresse, avant Villeurbanne il avait dirigé le Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis et présenté entre autres, en 2017, un très beau Karamazov et en 2019 une tout aussi puissant Onéguine d’après Pouchkine (cf. nos articles des 15 janvier 2017 et 23 avril 2019). Ardent partisan d’un théâtre populaire et poétique, il s’intéresse à toutes les littératures qu’il transpose sur scène dans la générosité d’un esprit de troupe qu’il pose comme une revendication : « Continuer à faire des spectacles, contre vents et marées, avec beaucoup de monde et la sensation d’une grande famille réunie sur scène. » Et il ajoute : « Je crois au langage comme arme. »

Brigitte Rémer, le 11 mars 2023

© Juliette Parisot

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Clément Durand, Anke Engelsmann, Gérôme Ferchaud, Julien Gaspar-Oliveri Jacques Hadjaje, Clara Mayer, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Damien Zanoly – Musiciens Anthony Caillet (cuivres), Marion Chiron (accordéon), Benoît Prisset (percussions). Collaboration artistique Mélodie-Amy Wallet, scénographie Véronique Chazal et Jean Bellorini – lumière Jean Bellorini assisté de MathildenFoltier-Gueydan – son Sébastien Trouvé – costumes Macha Makeïeff assistée de Laura Garnier – coiffure et maquillage Cécile Kretschmar, vidéo Marie Anglade, décor et costumes Ateliers du TNP. La pièce est publiée aux éditions Les Solitaires Intempestifs.

Du 9 au 18 février 2023, à 20h (samedis à 18h, dimanche à 16h), MC93 Maison de la Culture de Seine Saint-Denis, à Bobigny, 9 boulevard Lénine – métro : Bobigny Pablo Picasso – tél. : 01 41 60 72 72 – site : www.MC93.com

[1] Rapporté dans la préface de Béatrice Picon-Vallin pour la publication de Le Suicidé, éditions Les Solitaires intempestifs, Paris, 2006.

Le Jeu des Ombres

© Christophe Raynaud de Lage

Texte Valère Novarina – mise en scène Jean Bellorini, TNP de Villeurbanne – collaboration artistique Thierry Thieû Niang – musique / extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi, direction musicale Sébastien Trouvé, en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot – aux Gémeaux scène nationale de Sceaux.

Un environnement de pianos droits, à queues ou demi-queues, décomposés, clavecins et orgues, euphonium et tambourin semblable à un bendir, donnent, par la scénographie, le ton de la liberté et de l’extravagance. Quelques personnages sont assis comme sur des bancs d‘église, côté jardin, d’autres arrivent et s’installent, tour à tour, sept musiciens apparaissent. Tous portent des habits aux couleurs vives, savamment dépareillées. On entre par une porte dérobée dans le mythe d’Orphée et Eurydice qui habite Le Jeu des Ombres signé Valère Novarina, une demande du metteur en scène Jean Bellorini, à l’auteur.

Quelques vers des Métamorphoses d’Ovide lus par Hélène Patarot ouvrent le spectacle. Puis le fil narratif se construit autour de la mythologie – la rencontre et les noces d’Orphée et Eurydice (François Deblock et Karyll Elgrichi), la mort d’Eurydice, la descente aux enfers d’Orphée pour la retrouver – « le malheureux parcourt les champs de la mort » – le geste interdit / se retourner / mais accompli, la perte de l’être aimé, le désespoir. À ce récit servant de trame, se mêlent la langue de Valère Novarina et sa profération, la théâtralité de Jean Bellorini, des actions musicales inattendues – chansons de rue, chambres d’écho, continuo, cuivres, chœur qui murmure « monde qui tombe au crépuscule, monde qui git, si grand, tout à la ronde » – en même temps que le chant classique de l’Orfeo de Monteverdi, composé en 1607, frontière entre Renaissance et époque Baroque. Sébastien Trouvé et Jérémie Poirier-Quinot ont structuré l’œuvre musicale dans ses différentes formes, entre les instruments et les chanteurs, l’hier et l’aujourd’hui.

En écho au verbe de Valère Novarina, quelques mots d’Alessandro Striggio librettiste de Claudio Monteverdi, s’impriment parfois sur l’écran, comme ce bel aveu : « Le premier instant dure toujours… » Chez Novarina la langue est en rupture, « en chute libre » comme le dit le metteur en scène pour en qualifier l’exubérance et la densité. Bellorini avait rencontré cette langue en 2007, en mettant en scène un acte de l’Opérette imaginaire de Novarina, de même qu’il avait monté, en 2017, l’Orfeo de Monteverdi à la Basilique de Saint-Denis, dans le cadre du Festival de la ville, alors qu’il dirigeait dans cette même ville le Théâtre Gérard Philipe.

Hommage au texte, à la musique, aux couleurs, à la vie en même temps qu’aux âmes mortes, c’est une joyeuse débandade aux traits bouffons et de cirque à certains moments en même temps qu’un spectacle de grande précision porté par chanteurs et acteurs de différentes générations. Certains viennent de la troupe qui accompagne Jean Bellorini depuis une quinzaine d’années, d’autres sont issus de la troupe éphémère qu’il a créée en 2021 au TNP, dans le cadre de la transmission aux jeunes amateurs de théâtre, une actrice vient du Berliner Ensemble et Bellorini fédère l’ensemble avec virtuosité. Le Jeu des Ombres apporte ses bouquets de mots et de fulgurance et son lot de présences-absences. Il repose sur une rythmique savamment maîtrisée, une théâtralité du rythme et de la lumière, des crescendos, des ruptures, jusqu’aux arias finales. Sur scène, un défilé de pianos morts au son de l’euphonium, une rampe de flammes dans sa diagonale, qui éclaire et célèbre le chant de la mezzo-soprano « Je t’annonce ma mort… » Des lampes sentinelles réparties sur le plateau et qui entoureront Eurydice, des variations théâtrales et musicales, des voix jouées, chantées et psalmodiées, de superbes images. Tel est le spectacle proposé.

© Christophe Raynaud de Lage

Cette célébration théâtrale très réussie a eu du mal à voir le jour, elle était programmée dans la Cour du Palais des Papes en 2020, édition du festival annulée en raison de la pandémie. Une captation au TNP que dirige Jean Bellorini a permis au spectacle d’exister, d’abord sur écran, jusqu’à sa présentation sur scène à la FabricA d’Avignon lors de la Semaine d’art, en octobre 2021, avant d’être montrée, en janvier 2022, au TNP de Villeurbanne, et de partir en tournée. Le dialogue entre la parole et la musique, les espaces de lumière, la langue des neuf acteurs, sept musiciens et deux chanteurs, les corps qui vibrent ensemble, transfigure la scène en musique, rythme, souffle. Les univers de Novarina et Bellorini, métaphysique et volcanique pour le premier, organique et cristallin pour le second, se rencontrent et éclairent le mythe d’Orphée d’une manière insolite. « Qui est dessous ? En dessous de tout ? – Le langage, le verbe, la parole. – Qui est descendu aux Enfers ? – Orphée, Mahomet, Dante, le Christ » pose le premier. « C’est un voyage à travers la langue et la musique. La musique qui pense le monde, soigne, apaise » pose le second, qui ajoute : « J’aime l’idée que l’on puisse écouter la langue de Novarina comme une sonate. »

Le duo, porté par une équipe aux aguets et une conduite musicale pleine d’inventivité, ouvre sur un théâtre du sensible, de la puissance verbale et instrumentale, de l’imaginaire et de la rupture.

Brigitte Rémer, le 30 mars 2022

Avec François Deblock, Mathieu Delmonté, Karyll Elgrichi, Anke Engelsmann, Aliénor Feix en alternance avec Isabelle Savigny, Jacques Hadjaje, en alternance avec Julien Gaspar-Oliveri, Clara Mayer, Laurence Mayor en alternance avec Hélène Patarot, Liza Alegria Ndikita, Marc Plas, Ulrich Verdoni – Euphonium Anthony Caillet – piano, Clément Griffault en alternance avec Guilhem Fabre – violoncelle Barbara Le Liepvre en alternance avec Clotilde Lacroix – percussions Benoit Prisset.

Musique : extraits de L’Orfeo de Claudio Monteverdi – Direction musicale Sébastien Trouvé, en collaboration avec Jérémie Poirier-Quinot – collaboration artistique Thierry Thieû Niang – scénographie Jean Bellorini, Véronique Chazal – lumière Jean Bellorini, Luc Muscillo – costumes Macha Makeïeff – vidéo Léo Rossi-Roth – coiffure et maquillage Cécile Kretschmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – Le texte de Valère Novarina est publié aux éditions POL.

Du 9 au 20 mars 2022, Les Gémeaux, scène nationale de Sceaux, 49 avenue Georges Clémenceau. 92330. Sceaux – site www.lesgemeaux.com – les 20 et 21 avril à 20h, à l’Opéra de Massy, 1 place de France. 91300. Massy – site : www.opera-massy.com

Onéguine

© Pascal Victor

d’après Eugène Onéguine d’Alexandre Pouchkine – traduction André Markowicz – mise en scène, scénographie, lumière Jean Bellorini – réalisation sonore Sébastien Trouvé, au Théâtre Gérard Philipe de Saint-Denis.

Eugène Onéguine est une oeuvre gigantesque, la grande œuvre d’Alexandre Pouchkine, publiée entre 1821 et 1831, chapitre par chapitre, il y en a huit. Le spectacle commence par une envolée de nombres-devinettes, énumérés par un acteur à l’oreille du spectateur, sur un mode ludique : cinq mille cinq cent vingt-trois octosyllabes, vingt neuf mille trois cent quarante-quatre pieds, trois cent soixante-quatre strophes de quatorze vers, telle est l’oeuvre crépusculaire. L’extraordinaire traducteur André Markowicz, grand spécialiste ès-traduction de la littérature russe, a relevé le défi. Il a passé vingt-huit ans sur ce travail, cherchant à coller au plus près de la métrique russe, en en suivant les accents rythmiques. Le texte est une pure beauté.

Le public prend place dans la petite salle du TGP aménagée en espace bi-frontal, dispositif de cent trente places, léger, et scénographie minimaliste qui peuvent facilement voyager. On entre dans l’intimité d’Onéguine, visuellement autant que par l’écoute du texte qui se chuchote à notre oreille, dans un casque. Le poète s’adresse au lecteur, ici à l’auditeur-spectateur. Une composition sonore s’intercale avec finesse et pertinence, conçue et enregistrée par Sébastien Trouvé – galops de chevaux, calèche, grand vent, tempête autour du manoir – composition mêlée à des extraits, ici librement arrangés, de l’opéra en trois actes au nom éponyme, composé par Piotr Illitch Tchaïkovski en 1877. Un comédien au pupitre adapte les mini-micros qui guident le spectateur selon les déplacements des personnages réduits à leur simple expression.

Au centre de l’espace un piano, plus loin une table et des candélabres qui seront allumés en cours de spectacle, quelques sièges de l’autre côté. Il n’y a pas réellement de personnages, chaque acteur incarne tour à tour l’un d’eux ou devient narrateur, passe le relais, commentant parfois en direct ce qu’il pense. L’intensité est grande, comme la concentration d’un public aux aguets et celle des acteurs, dans la générosité du secret partagé. Il règne un étrange climat, feutré, singulier et convivial, où flotte une certaine magie.

Le metteur en scène suit de près le roman de Pouchkine : l’histoire d’un jeune homme, Onéguine, en route vers le domaine isolé d’un oncle dont il vient d’hériter, échappant ainsi à la vie mondaine de Pétersbourg. Il y mène une vie solitaire jusqu’à ce qu’un jeune poète, Lenski, s’installe dans le voisinage. Les deux hommes deviennent amis, essayant ensemble de « tuer le temps. » Lenski séduit la naïve Olga et la rencontre le soir, tandis que Tatiana sa sœur aînée à la beauté sauvage, d’apparence plus lointaine et assise au piano, exprime son attirance pour Onéguine. Elle lui adresse une lettre, « Je suis à toi, tu me venais en rêve… » et lui raconte le songe, sorte de conte fantastique semblable à un cauchemar, qu’elle vient de faire. Elle y décrit  une nature sombre avec bois, fourrés, neige, nuit, ruisseau, sorcière, et un climat chargé par le geste d’Onéguine, tuant Lenski. Rien ne vient en réponse, jusqu’à ce que Onéguine la repousse et confirme : « Le bonheur me reste hostile. » Chaque personnage s’épanche. « Ajoutez-y la lune claire… » Amour, passion, trahison, désespoir… Onéguine cherche à attirer le regard d’Olga, par pur désoeuvrement, jusqu’à ce que Lenski, piqué de jalousie, le provoque en duel. Il en mourra. La scène sera tristement prémonitoire car Pouchkine lui-même convoquera en duel en 1837, le courtisan de sa femme, et sera tué. Son destin, par ses origines, est d’ailleurs singulier : né en 1799 à Moscou dans une des plus brillantes familles de la noblesse russe, il est l’arrière-petit-fils d’un jeune Noir acheté à Constantinople et offert en tant que curiosité au premier empereur. Happé par les livres et la littérature, son refuge, il écrit des poèmes libertaires, provoque le pouvoir et est envoyé en exil. Échappant à la Sibérie c’est là qu’il découvre les extraordinaires paysages du Caucase et de Crimée. En pleine écriture d’Onéguine, il dit, en 1823 : “En ce moment, je n’écris pas un roman, mais un roman en vers, différence diabolique…”

Au début de la pièce, Pouchkine parle du désoeuvrement de la jeunesse dorée et aristocrate de Saint-Pétersbourg, entre champagne, fêtes, bals et plaisirs : « Mais il est triste de se dire Qu’en vain jeunesse fut donnée, Qu’on l’a trahie comme on respire, Et que c’est nous qu’elle a bernés, Que nos désirs les plus sincères, Nos rêves les plus téméraires, Se sont fanés, se sont pourris, Feuilles qu’un vent glacé charrie… » Mélancolie, légèreté, rire, déception, attente et gravité se conjuguent à travers un romantisme échevelé. « Lecteur, séparons-nous en camarade » conclut le texte de Pouchkine, à la traduction éblouissante et poétique, d’une grande fluidité et musicalité dans l’entrelacement des styles. D’une douceur infinie les voix enveloppent le spectateur, elles s’appellent Clément Durand, Gérôme Ferchaud, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Mélodie-Amy Wallet, on ne peut que féliciter les acteurs de leur remarquable travail. Comme le disait le philosophe et sociologue Jean Duvignaud : « La voix est chaude, l’écran est froid. »

Attaché aux grands textes dramatiques et littéraires, Jean Bellorini accomplit un remarquable travail d’alchimiste au Théâtre Gérard Philipe, qu’il dirige depuis 2014, s’entoure d’équipes qu’il fidélise et développe un bel esprit de troupe. Il a entre autres monté Victor Hugo, Ferenc Molnár, Odön von Horváth, Fédor Dostoïevski et tout récemment Marcel Proust avec Un instant, d’après À la recherche du temps perdu. Paroles gelées de Rabelais lui avait valu le “Molière du Théâtre Public de la mise en scène”, et La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertolt Brecht celui du “meilleur spectacle” en 2014. Le théâtre qu’il défend, populaire et poétique, est exigeant et sensible, il travaille sur les imaginaires et ne craint pas l’expérimentation. Onéguine est de ces spectacles et c’est un vrai succès.

 Brigitte Rémer, le 23 avril 2019

Avec Clément Durand, Gérôme Ferchaud, Antoine Raffalli, Matthieu Tune, Mélodie-Amy Wallet. Assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – composition originale librement inspirée de l’opéra Eugène Onéguine de Piotr Tchaïkovski enregistrée et arrangée par Sébastien Trouvé et Jérémie Poirier-Quinot (flûte Jérémie Poirier-Quinot – violons Florian Mavielle, Benjamin Chavrier – alto Emmanuel François – violoncelle Barbara Le Liepvre – contrebasse Julien Decoret –  euphonium Anthony Caillet – Le texte est publié aux éditions Actes Sud, collection Babel.

Du 23 mars au 20 avril 2019- Théâtre Gérard Philipe-Centre dramatique national de Saint-Denis – 59 Boulevard Jules Guesde, 93200 Saint-Denis – www.theatregerardphilipe.com – Tél. : 01 48 13 70 00 – En tournée :  du 21 au 25 mai 2019, La Criée/Théâtre national de Marseille.

Kroum

© Anastasia Blur

Texte de Hanokh Levin, mise en scène et scénographie Jean Bellorini, avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg – spectacle en russe sous-titré en français.

Après un long séjour loin de chez lui, Kroum dit l’ectoplasme revient chez sa mère et retrouve son ancien quartier. Ses voisins sont aux fenêtres, persuadés de sa réussite, mais il n’en est rien. Il rentre bredouille, sans argent, sans travail ni métier, sans femme, sans le moindre petit cadeau. C’est une sorte d’anti-héros à la Peer Gynt. La pièce a une allure de fable du quotidien où la vie sans gloire s’écoule irrémédiablement, monocorde et figée, où le récit de parcours entrecroisés se décline sur un mode léger et cruel.

Autour de Kroum (Vitali Kovalenko) et de sa Mère (Marina Roslova), une galerie de portraits comme croqués au fusain, et des personnages qui passent tranquillement à côté de leur vie : il y a Tougati l’affligé (Dmitri Lyssenkov), le copain d’enfance souffreteux qui mourra avant la fin de la pièce mais qui épouse Doupa la godiche (Yulia Martchenko), copine de Trouda et qui rêve d’amour. Trouda la bougeotte, amourachée de Kroum (Vassilissa Alexéeva), et qui, lasse d’espérer, épouse Takhti le joyau, (Sergey Amossov), désarmant de lucidité et qu’elle n’aime pas. Shkitt le taciturne (Ivan Efremov), ami fidèle de Kroum, mutique, observe et ramasse les informations. Dulcé époux de Félicia (Vladimir Lissetski) et Félicia (Maria Kouznetsova), vieux couple usé qui s’asticote sur des broutilles, le docteur Schibeugen (Alexandr Luchin). Rien ne se passe dans cet immeuble frappé de léthargie, de paresse et de médiocrité, la vie comme elle va. Les femmes rêvent d’amour, Tougati de guérir, la mère de Kroum qu’il s’insère, et Kroum repousse indéfiniment les choses au lendemain. «Tu me connais, j’en veux toujours autant et j’en fais toujours aussi peu» dit-il à Tougati. La pièce s’achève sur la mort de sa mère et Kroum le velléitaire se dit prêt à reprendre en mains son destin, mais, comme toujours, « plus tard, plus tard… » Discrètement, côté jardin, un musicien commente l’action de son piano ou de son accordéon (Michalis Boliakis).

Hanokh Levin (1943-1999) rapporte ces chroniques du rien – la pièce est publiée en 1975 – avec un humour tendre, et noir. Il nomme les personnages en adossant une caractéristique à leur nom : Kroum l’ectoplasme, Trouda la bougeotte… Auteur et metteur en scène, il a écrit une cinquantaine de pièces et en a monté un bon nombre, à Tel-Aviv où il résidait. Ses comédies lui ouvrent la porte de la reconnaissance à partir des années soixante-dix, dont Yacobi et Leidental qui donne le coup d’envoi. Il croque les petites gens, dans leurs espaces de vie minimum où la gaité succède au désarroi, où l’attente sert de ciment, où se côtoient gravité et légèreté. François Rancillac avait monté la pièce en 2004, Krzysztof Warlikowski en 2005.

La scénographie de Jean Bellorini sert ici magnifiquement le propos : une façade d’immeuble permet de voir à l’intérieur de modestes logis aux couleurs vives, emboités les uns sur les autres, couleurs reprises dans les costumes acidulés de Macha Makeïeff qui rompent avec la vie en gris. La montée-descente des escaliers permet une fluidité entre le dedans et le dehors, et les apparitions-disparitions des personnages impriment un tempo vif et ludique à cet univers d’échec et de conformisme. Jean Bellorini s’est attelé à plusieurs reprises au théâtre russe et au travail avec des acteurs forgés à d’autres exigences que les nôtres. Il avait présenté en 2016 Le Suicidé de Nicolaï Erdman avec les acteurs du Berliner Ensemble, puis Les Frères Karamazov d’après le roman de Fédor Dostoïevski la même année à Avignon. C’est avec les grands interprètes du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg – fondé en 1756 et dirigé par Valéry Fokine – qu’il présente aujourd’hui l’humour grinçant de la pièce d’Hanokh Levin, figure majeure du théâtre israélien contemporain. Il l’avait créée à Saint-Pétersbourg en décembre dernier, elle est entrée au répertoire du Théâtre national Académique Pouchkine, dit Alexandrinski. L’association L’Art des Nations (ADN) fondée il y a trois ans par Patrick Sommier, ancien directeur de la MC93 Bobigny, remplit son rôle de go between en favorisant les échanges entre les structures françaises, russes, et chinoises. «  J’ai voulu la pièce comme une comédie italienne, à la Ettore Escola, où le cynisme devient joyeux… dit Jean Bellorini. Pari très réussi.

Brigitte Rémer, le 4 février 2018

Avec la troupe du Théâtre Alexandrinski de Saint-Pétersbourg : Vasilissa Alexéeva Trouda, la bougeotte – Dmitri Belov Bertoldo – Ivan Efremov Shkitt, le taciturne – Maria Kouznetsova Félicia – Vitali Kovalenko Kroum l’ectoplasme – Vladimir Lissetski Dulcé, époux de Félicia – Alexandr Luchin le docteur Schibeugen – Dmitri Lyssenkov Tougati, l’affligé – Sergey Mardar Takhti, le joyau – Yulia Martchenko Doupa, la godiche – Marina Roslova Mère de Kroum – Olessia Sokolova Tswitsa, la tourterelle – le musicien Michalis Boliakis. Collaboration artistique Mathieu Coblentz – assistanat à la mise en scène Macha Zonina (interprète) – scénographie Jean Bellorini assisté de Mikhaïl Koukouchkine – costumes Macha Makeïeff assistée d’Olga Ouskova – traduction russe Marc Sorsky – traduction française Laurence Sendrowicz.

Du 18 au 28 janvier 2018 – Théâtre Gérard Philipe CDN de Saint-Denis, 59 Boulevard Jules Guesde. Saint-Denis. Métro : Basilique de Saint-Denis – Tél. : 01 48 13 70 00 – Site : www. theatregerardphilipe.com –

Karamazov

© Pascal Victor / ArtcomPress

D’après Les Frères Karamazov de Fédor Dostoïevski – traduction André Markowicz – adaptation Jean Bellorini et Camille de La Guillonnière – mise en scène Jean Bellorini – au Théâtre Gérard Philipe / Centre dramatique national de Saint-Denis.

C’est une saga familiale et l’ultime roman de Dostoïevski dont s’empare Jean Bellorini et qu’il a présenté l’été dernier à la Carrière Boulbon lors du Festival d’Avignon, avec ses compagnons de route rencontrés au fil de leurs parcours de formation, sa troupe aujourd’hui. Jeune directeur du Théâtre Gérard Philipe, il reprend le spectacle, écourté d’une heure, à Saint-Denis.

Entre fait divers – par l’assassinat du père, Fiodor Pavlovitch Karamazov, libidineux, roublard et violent ; philosophie – par une réflexion sur la condition humaine et la lutte entre le bien et le mal, par la culpabilité ; orthodoxie – par la vie monastique avec le starets Zossima patriarche du monastère et directeur de conscience d’Alexéï, par la difficulté de croire ou de ne pas croire ; et mémoire sociale – par la pauvreté, les humiliations et les injustices de la Russie de la fin du XIXème, ces thèmes sont comme des rhizomes qui s’enroulent les uns aux autres – nous les avions évoqués dans l’article publié le 19 septembre 2016 sur Les Frères Karamazov qu’entre temps Frank Castorf avait présenté à la Halle Babcock pour la MC93, dans le cadre du Festival d’Automne.

Les quatre frères Karamazov cherchent leur place auprès d’un père qu’ils haïssent : l’exalté et impétueux Dimitri qui voudrait bien sa part d’héritage ; le philosophe déraisonnable et solitaire, Ivan, sans repères ; le mystique et fragile Alexéï à la recherche de Dieu, mais saisi par la tentation ; l’amer demi-frère, Smerdiakov, plein de haine et en quête de reconnaissance et d’argent. A leurs côtés, trois femmes à partager, trois tentatrices : Lise, une vraie fausse vierge marie, Grouchenka la prostituée, charmeuse à la fois auprès du père Fiodor, que du fils Dimitri et qui joue de leur rivalité, Katerina Ivanovna liée à Dimitri qui l’a aidée à effacer les dettes de son père, mais convoitée par Ivan.

Après les clés de compréhension données à travers la généalogique de la famille Karamazov par un conteur bonimenteur travesti, la troupe entière porte avec intensité un chant polyphonique qui revient ponctuer le spectacle, à différents moments. Jean Bellorini aime à travailler sur la choralité, tous les acteurs chantent avec talent et la musique accompagne sa démarche de mise en scène : piano à queue et batterie envahissent l’espace de la datcha centrale, avec aux commandes, deux merveilleux musiciens.

La scénographie pose aussi un geste de mise en scène fort et inventif : des cabines en verre arrivent sur des rails latéraux et repartent tels des wagons de l’Orient Express apportant leurs images et ambiances, leurs scènes où les acteurs sont en action, confessionnal du monastère, bar à cognac, appartements des femmes. Entre transparence et grand déballage, elles renforcent le huis clos de l’enfermement familial. Un escalier mène sur le toit pentu de la datcha noire centrale où se déroule une partie de l’action, renforçant ce sentiment d’instabilité générale. Côté jardin se trouve l’espace du jeune Ilioucha, présent sur le plateau tout au long du spectacle et avant même l’arrivée du public, son petit lit avec un jouet-cheval qui fait partie de son paradis espéré depuis l’humiliation qu’a subie son père, devant lui : changer de ville et acheter un cheval pour réhabiliter la fierté insultée, tel est le rêve. A la fin, ce même lit d’enfant vide, au matelas replié, l’innocence sacrifiée et le désarroi du père.

Jean Bellorini s’engage dans la mise en scène à partir de 2002 et crée en 2003 la Compagnie Air de Lune. Il s’intéresse à Tchekhov dont il monte La Mouette en 2003 et Oncle Vania en 2006. C’est en 2008 au Théâtre du Soleil lors de la lecture par Patrice Chéreau du Grand Inquisiteur, conte philosophique emboité dans les récits des Frères Karamazov – qui décrit ce moment où Ivan Karamazov raconte à son frère Alexeï la confrontation entre Jésus-Christ et le cardinal Grand Inquisiteur qui va le mettre à mort – que le metteur en scène dit avoir rencontré l’œuvre. Bellorini s’intéresse aux grands textes littéraires qu’il adapte tels Les Misérables, en 2009 suivi de Tempête dans un crâne en 2010 toujours à partir de Victor Hugo et tel Paroles Gelées en 2012 d’après l’œuvre de François Rabelais. S’ensuivent en 2013, La Bonne Âme du Se-Tchouan de Bertold Brecht et Liliom ou La vie et la mort d’un vaurien de Ferenc Molnár. Il dirige, depuis janvier 2014 le Théâtre Gérard Philipe-Centre dramatique National de Saint-Denis, a mis en scène Antigone de Sophocle en 2016, adapté et mis en scène la même année Karamazov.

Son travail et celui de la troupe sont à saluer. Il restitue la force poétique et lyrique ainsi que la démesure d’un récit plein d’alluvions où alternent scènes dialoguées et longs monologues. De facture artisane, il repose sur l’esprit collectif de la troupe d’où se dégage une grande vitalité.

Brigitte Rémer, le 15 janvier 2017

Avec : François Deblock Alexéï Fiodorovitch Karamazov – Mathieu Delmonté Capitaine Sneguiriov – Karyll Elgrichi Katerina Ivanovna – Jean-Christophe Folly Dimitri Fiodorovitch Karamazov – Jules Garreau Nikolaï Krassotkine – Camille de La Guillonnière Khokhlakova – Jacques Hadjaje Fiodor Pavlovitch Karamazov – Blanche Leleu Liza Clara Mayer Grouchenka/Smourov Teddy Melis Grigori Vassilievitch – Marc Plas Pavel Fiodorovitch Smerdiakov – Geoffroy Rondeau Ivan Fiodorovitch Karamazov – Les musiciens : Michalis Boliakis, piano, Hugo Sablic, batterie et Starets Zossima.

Scénographie, lumière Jean Bellorini – costumes, accessoires Macha Makeïeff – création musicale Jean Bellorini, Michalis Boliakis, Hugo Sablic – création sonore Sébastien Trouvé – coiffures, maquillages Cécile Krestchmar – assistanat à la mise en scène Mélodie-Amy Wallet – décor réalisé dans les ateliers du Théâtre Gérard Philipe sous la direction de Christophe Coupeaux et Quentin Charrois – La traduction d’André Markowicz est publiée aux Editions Actes Sud, collection Babel.

5 au 29 janvier 2017 – Théâtre Gérard Philipe, 59 Boulevard Jules Guesde, Saint-Denis – Métro : Saint-Denis Basilique –   Tél. : 01 48 13 70 00. – www.theatregerardphilipe.com – Durée : 4h30 – En tournée : 2 et 3 février Scène nationale du Sud Aquitain, à Bayonne – 9 et 10 février Théâtre national de Nice – 17 et 18 février Scène conventionnée de Brive – 23 au 25 février Maison des Arts de Créteil – 1er au 5 mars Théâtre Firmin Gémier de Châtenay-Malabry – 8 et 9 mars Scène nationale de la Roche-sur-Yon – 14 et 15 mars Maison de la Culture d’Amiens – 22 au 25 mars Théâtre national de Toulouse – 30 mars au 2 avril et 4 au 7 avril Théâtre des Célestins à Lyon – 20 avril Domaine d’O à Montpellier – 27 et 28 avril Scène nationale de Sète – 12 mai Théâtre de Compiègne – 19 et 20 mai à la Comédie de Clermont-Ferrand – 31 mai et 1er juin Scène nationale de Quimper.

Liliom ou la Vie et la Mort d’un vaurien

© Pascal Victor

© Pascal Victor

Pièce de Ferenc Molnár – Traduction Kristina Rády, Alexis Moati, Stratis Vouyoucas – Mise en scène Jean Bellorini – Création juin 2013 au Printemps des comédiens, en une première version, de plein air.

Le spectateur est au cœur de la fête foraine d’un quartier populaire, devant la piste des autos tamponneuses. Des néons de couleurs l’éclairent et quatre voitures, tous phares allumés, tournent. Deux copines, Marie et Julie un tantinet midinette, sont dans la boucle et Julie en pince immédiatement pour Liliom, bonimenteur chez Mme Muscat, patronne du manège. Marie annonce fièrement qu’elle aussi, a un amoureux, Balthazar, et qu’il porte l’uniforme – militaire ou portier peu importe -. Madame Muscat remarque le petit jeu entre Julie qu’elle interpelle haut et fort la traitant de « boniche » et Liliom. Le ton monte, il démissionne, quitte sa protectrice, et le manège. « Même un bon à rien peut devenir quelqu’un ! » lance-t-il comme un défi.

Julie et Liliom s’installent ensemble chez Mère Hollunder la tante de Liliom, photographe fantasque et caricaturale, dans une petite roulotte traditionnelle aux formes arrondies, posée côté cour. Et la vie se construit, scène après scène. Liliom ne fait rien de ses journées, « lundi passé, il m’a battue » confesse Julie à Marie. Il trainaille, à l’affût de quelques mauvais coups. Julie est enceinte, à peine le croise-t-elle pour le lui annoncer. Liliom se nourrit de rêve et construit dans sa tête une Amérique pour partir avec elle et l’enfant, mais l’argent se fait pressant. Entrainé par Dandy au profil de racaille, il accepte d’être son complice dans un braquage en préparation. Sentant monter le danger, Julie tente de le retenir : « Reste à la maison, j’irai te chercher de la bière, du vin, ce que tu veux… » Il la repousse avec violence dans ce refus permanent du bonheur : « Allez, dégage ! » Le braquage tourne court alors que Dandy avait auparavant pris le temps de gruger Liliom en jouant aux cartes, quitte ou double. Quand les flics arrivent Dandy s’enfuit, et Liliom se plonge le couteau de cuisine qu’il a caché dans sa veste, dans la poitrine.

La suite se déroule dans l’au-delà. Au commissariat de l’au-delà. Proposition est faite à Liliom comme à tous les suicidés, de redescendre sur terre un court instant. « Quand ta fille aura seize ans, tu redescendras sur terre pour une journée. » La curiosité le pousse, finalement, à accepter. Seize ans plus tard, Liliom, comme un mendiant, se retrouve devant une maisonnette délabrée, dans un terrain vague. Julie et Louise, sa fille, raccompagnent Marie et Balthazar devenu patron d’un grand café et parfait petit bourgeois. Il partage une assiette de soupe mais n’est pas reconnu. La conversation engagée cependant trouble les esprits jusqu’à la gifle du père à sa fille, avant qu’il ne disparaisse. « Mais… ça t’est déjà arrivé qu’on te frappe et que tu ne sentes rien ? » demande Louise à sa mère, elle-même troublée à la pensée de Liliom qui ne la lâche pas ce soir-là.

Et tourne le manège de la vie, du chômage et de la misère… La pièce, de Ferenc Molnár, écrivain hongrois célèbre pour ses poèmes, ses nouvelles et ses romans, fut jouée le 7 décembre 1909, au Théâtre Vig de Budapest et marque le début d’une écriture totalement consacrée au théâtre. D’origine juive, Molnár émigre aux Etats-Unis pour fuir le nazisme à l’aube de la seconde Guerre Mondiale, et y réside jusqu’à sa mort, en 1952. La première représentation de Liliom hors de Hongrie a lieu à Berlin en 1920, dans une mise en scène de Max Reinhardt. « Je voulais écrire ma pièce avec le mode de pensée d’un pauvre gars qui travaille sur un manège de bois, à la périphérie de la ville, avec son imagination primitive » dit l’auteur.

Cette « légende de banlieue en sept tableaux » comme la nommait Molnár, est menée de mains de maître par Jean Bellorini, directeur du TGP de Saint-Denis, ici metteur en scène, scénographe, créateur lumière et musique : la grande roue lumineuse, la piste elle-même et ses voitures qui entrent et sortent de l’espace scénique, les bordures du manège formant des allées et des passerelles, un ascenseur qui fait descendre du ciel les personnages, le toit aux multiples fonctions – chemin de traverse ou carrefour – qui descend et s’inscrit comme un nouveau plateau, servent efficacement, et joliment, le propos.

Côté jardin, la tribune des musiciens : piano et harpe au rez-de-chaussée, batterie percussions à l’étage. L’esprit de troupe et de tréteaux se dégage du groupe choral qui, à certains moments, se recompose – à la Kurt Weil – et souligne le côté onirique de la pièce. Les douze acteurs tiennent leur partition avec précision. Clara Mayer en Julie est particulièrement touchante et le duo qu’elle forme avec Julien Bouanich, ténébreux Liliom, porte la pièce, chambre d’écho de la misère sociale au début du XXè.

Brigitte Rémer

Avec : Julien Bouanich Liliom – Clara Mayer Julie, puis Louise – Amandine Calsat Marie – Delphine Cottu Mme Muscat – Jacques Hadjaje Mère Hollunder, Liztman et le secrétaire du Ciel – Marc Plas Dandy – Julien Sigana et Teddy Melis Les gendarmes, l’inspecteur et les détectives du Ciel – Musiciens : Lidwine de Royer Dupré, harpe – Hugo Sablic, batterie et l’homme pauvrement vêtu – Sébastien Trouvé, piano et le tourneur – Damien Vigouroux, trompette et Balthazar  – Costumes Laurianne Scimemi, assistée de Marta Rossi – Maquillage Laurence Aué – Le texte est publié aux éditions Théâtrales-Maison Antoine Vitez, col. Scènes étrangères.

Odéon-Théâtre de l’Europe-Ateliers Berthier, 1 rue André Suarès. 75017 – Métro : Porte de Clichy – Tél. : 01 44 85 40 40 – Site : www.theatre-odeon.eu – Jusqu’au 28 juin 2015.